Pourquoi une Babel des sciences ?

Alors que 95% de la population mondiale n’a pas l’anglais comme langue maternelle[1], plus de 90% des publications scientifiques en sciences, techniques et médecine (STM) sont aujourd’hui publiées en anglais[2]. Si cette dominationfacilite en partie les échanges internationaux en faisant de l’anglais la lingua franca, elle cause néanmoins de grandes difficultés aux chercheurs non-anglophones, dans un contexte où une (trop) grande part de l’évaluation individuelle repose sur la capacité à publier dans les revues les plus prestigieuses. Elle porte également préjudice aux sujets de recherche dont le périmètre géographique ne se prêterait pas à une communication en anglais[3].

En parallèle de ce quasi-monopole linguistique, mis en lumière dès les années 1970[4], le monde de la recherche a également vécu durant ces dernières décennies une concentration drastique de l’édition scientifique en tant que marché (cinq grands groupes internationaux ayant à eux seuls publié 47,3% des revues en 2018[5]), ainsi qu’un resserrement du panel des publications « qui comptent », évaluées au travers presqu’exclusif des grandes bases de données bibliométriques commerciales Web of Science et Scopus[6]. De nouveaux modèles de publication scientifique, soutenus notamment par la philosophie de la science ouverte et du libre accès à la connaissance, se sont érigés en opposition à cette concentration éditoriale. De même, des initiatives sont nées en faveur d’une réforme profonde de l’évaluation des chercheurs et de l’abandon de la bibliométrie à tout crin. Mais qu’en est-il de la place de l’anglais dans les publications de STM ?

De nouveaux outils apparus grâce à l’essor de la science ouverte, tels que la plateforme OpenEdition Journals, le portail SciELO (Scientific Electronic Library Online) ou le répertoire bibliographique Directory of Open Access Journals, mettent en lumière l’existence de nombreuses ressources disponibles dans d’autres langues que l’anglais[7]. L’initiative d’Helsinki sur le multilinguisme dans la communication savante (2019) insiste quant à elle sur la nécessité de promouvoir la diversité linguistique, aussi bien à l’échelle de la publication qu’à celle de l’évaluation de la recherche.

Abandonner le principe d’une langue commune, aussi imparfaite et porteuse d’inégalités soit-elle, risque toutefois de compliquer la communication entre chercheurs à l’échelle internationale et de recréer une véritable Tour de Babel[8]. Aussi les travaux récents de certains chercheurs[9] suggèrent-ils, dans la lignée de ce que proposait le deuxième Plan national pour la science ouverte, de recourir à des outils de traduction automatique basés sur l’intelligence artificielle, tels que ChatGPT ou DeepL. Ces outils et les technologies qui les sous-tendent sont-ils pour autant la réponse idéale aux défis posés par le multilinguisme en STM ?

 

Face à toutes ces interrogations, notre rencontre scientifique se fixe un double objectif. En premier lieu, elle souhaite revenir sur la place de la langue dans la publication de la recherche en STM, en lien avec l’histoire de ses différents sous-domaines disciplinaires, et tâcher de répondre à la question « Pourquoi traduire ? ».

En deuxième partie de journée, la réflexion se portera vers les outils actuellement à la disposition des chercheurs pour s’exprimer en plusieurs langues. Des expérimentations visant à adapter l’intelligence artificielle aux besoins des scientifiques seront présentés, afin de répondre cette fois-ci à la question « Comment traduire ».



[1] Site https://www.ethnologue.com/, cité par Tatsuya Amano et al., « The Manifold Costs of Being a Non-Native English Speaker in Science », PLOS Biology 21, no 7 (18 juillet 2023): e3002184, https://doi.org/10.1371/journal.pbio.3002184.

[2] Safa Fanaian Iturralde-Pólit Diego Peralta, Julie Teresa Shapiro, Katharine Owens, Rebecca Tarvin, Paula, « Promouvoir la science en supprimant les barrières linguistiques », Globaldev Blog (blog), 11 avril 2022, https://globaldev.blog/fr/promouvoir-la-science-en-supprimant-les-barrieres-linguistiques/.

[3] Ana Cristina Suzina, « English as Lingua Franca. Or the Sterilisation of Scientific Work », Media, Culture & Society 43, no 1 (1 janvier 2021): 171‑79, https://doi.org/10.1177/0163443720957906.

[4] Hubert Fondin, « La langue de la publication scientifique : la prépondérance de l’anglais et la recherche », Documentation et bibliothèques 25, no 2 (juin 1979): 59‑69, https://doi.org/10.7202/1054357ar.

[5] World Intellectual Property Organization, « The Global Publishing Industry in 2018 » (Geneva: World Intellectual Property Organization, 2020).

[6] Bernard Cassen, éd., Quelles langues pour la science ? (La Découverte, 2010).

[7] Pierre-Carl Langlais, « Le multilinguisme dans la recherche », EPRIST Analyse I/IST, no 34 (décembre 2020), https://www.eprist.fr/wp-content/uploads/2020/12/EPRIST_I-IST_Le-multilinguisme_Decembre2020.pdf.

[8] Michael D. Gordin, Scientific Babel: How Science Was Done Before and After Global English (Chicago, IL: University of Chicago Press, 2015), https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/S/bo14504917.html.

[9] Amano et al., « The Manifold Costs of Being a Non-Native English Speaker in Science ».

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